Les hommes frappent frénétiquement sur les tambours. Au son des rythmes endiablés qu’ils émettent, les femmes sur la piste, offrent leurs plus beaux pas de danse, agrémentés ici et là de coupures de billets neufs lancés sur les griottes qui s’époumonent depuis le début des festivités.
Entourée de tout ce beau monde, pétillante et ornée de ses plus beaux apparats, la mariée est ivre de bonheur. Les griottes, autant celles attitrées par la famille que celles qui vadrouillent de mariage en mariage à la recherche de quelque pitance, chantent ses louanges et font l’éloge de sa pure lignée. Parmi elles, je reconnais Tatouma l’édentée. La perte de ses incisives ne l’empêche pas de s’égosiller en laissant au passage mille postillons.
La mariée est issue d’une famille de nobles qui, en dépit des vicissitudes du temps et des bouleversements socio-économiques ont su maintenir, sinon fructifier leur richesse et consolider leur statut.
Une ligne droite se forme ensuite. Les femmes, suivant les mêmes pas monotones de danse, s’avancent peu à peu vers la mariée pour lui offrir billets, accolades, félicitations et vœux de bonheur.
Suivant la file, je m’avance et la serre dans mes bras. Entre elle et moi, le contact est froid, les rires et sourires gênés, les langues ont du mal à se délier. Ces quarante-cinq secondes passent comme trois longs quarts d’heure.
Devant notre gêne évidente, les griottes redoublent de ferveur et accessoirement d’hypocrisie. C’est moi qu’elles louent à présent. Elles louent ma sagesse, mon flegme, ma résilience. Plus fort que les autres, Tatouma hausse le ton et offre en plus des postillons quelques larmes de circonstance. S’il faut paraître fausse jusqu’au bout, autant le faire avec une once de réalisme.
L’assemblée est émue. Tatouma me soulève le bras trois fois, signe de louange et de reconnaissance. La mariée se confond en remerciements, soutenue par sa tante qui acquiesce de la tête.
Après cet épuisant moment, je me faufile parmi les invitées afin de te retrouver. Dans la voiture qui nous emmène à la maison, je te sens froide et distante. Tu ne profères aucun mot et ceux que j’émets se heurtent à un mur d’acier. J’ai mal de ton silence. Il est beaucoup plus douloureux que l’événement que je viens de vivre et pourtant; je ne peux en aucun cas t’en vouloir. Je te comprends et j’aurais souhaité ne pas te faire vivre ces instants.
La logique aurait voulu que je parte. Que je claque la porte à l’annonce de ce mariage. J’en avais le droit et j’ai toujours cette option; je le sais. Je sais que j’ai épousé ton père alors qu’il était encore étudiant et ne gagnait pas trois sous. Je sais que je me suis mise à dos ma famille pour le choix inconsidéré que j’avais fait. Je sais que je l’ai aidé à réussir et à construire tout ce qu’il possède aujourd’hui. J’ai certes pris son nom, mais c’est moi qui lui ai donné sa signification.
Si tu savais combien de fois j’ai pleuré. Si tu savais combien de fois je me suis remémoré les avertissements de mes amies, les mises en garde de mes aînées. Si tu savais combien de fois j’ai revu le regard empli de déception de mes parents. Si tu savais combien j’ai regretté d’avoir choisi de devenir une ombre. Si tu savais…si tu savais.
Mais voilà, je ne savais pas non plus. Je ne savais pas que j’aurais été trahie. Je ne pouvais pas me douter un seul instant où je choisissais ton père, qu’il m’imposerait un jour une autre femme en le justifiant par la volonté d’anoblir notre nom de famille et notre prestige grâce à un mariage avec la fille d’un grand notable. L’amour fou a la capacité de nous obstruer la vue.
Il a le pouvoir de faire ignorer des points de discorde éventuels et de faire croire à notre cœur que ces points négatifs sont le fruit de notre imagination et qu’ils ne manifesteront jamais, ou au mieux, qu’ils disparaîtront tous seuls. Et ton père, je l’ai aimé follement.
J’ai ignoré son complexe d’infériorité et son ambition démesurée. Il se marie non seulement aujourd’hui pour combler ces deux tares et aussi parce qu’il est tombé amoureux. Mais ce dernier point, il ne me l’avouera pas. Peut-être par pitié pour moi, peut-être par lâcheté.
Je sais que tu m’en veux de rester.
Mais j’ai un poids sur le dos. Je ne peux plus faire marche arrière. Je ne peux pas supporter les railleries des uns et la pitié des autres. Je ne veux pas donner raison aux amies qui m’ont dissuadée d’épouser ton père. Je ne peux pas faire face au regard de mes parents. Je ne peux pas partir et vous abandonner ici, avec lui et sa nouvelle épouse. Je ne peux pas construire une vie ailleurs alors que mes forces m’abandonnent. Je ne peux m’empêcher d’avoir une lueur d’espoir. Une espérance qu’un jour, il réalise que tout près de lui une femme l’aime d’un amour qu’il ne connaîtra jamais ailleurs, et qu’il revienne vers la famille qui a toujours été la sienne.
Je regarde ta fougue et l’impatience que te procurent ta jeunesse et ta liberté.
Je comprends ton silence et ta colère; et je t’envie.
Je t’envie de ne pas connaître les contradictions des sentiments.
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