« Vous ne comprenez pas ma langue, comment voulez-vous comprendre mes coutumes? ». Cette phrase résume pour moi ce livre de Chinua Achebe. C’est peut-être un peu réducteur, mais ces quelques mots traduisent dans la quasi-totalité l’arrogance du colon qui vient prétendre apporter la civilisation à une civilisation déjà bien établie depuis des temps immémoriaux. Mais commençons par le début.
Nous sommes à Umuofia, plusieurs années avant l’arrivée des colons et de leurs missionnaires. Okonkwo est un jeune homme mortifié par l’adynamie de son père. Unoka était en effet considéré comme un raté dans la société. Il ne possédait aucune richesse. Il cultivait des terres médiocres pour ne faire évidemment que de piètres récoltes. Il préférait la flûte à la lutte et n’avait aucun poids dans les décisions de la communauté.
Comme une parfaite antépiphore, la fin de sa vie fut le reflet exact de son vécu. Il mourut d’une maladie si abominable qu’il fallut le trainer hors du village en le laissant pourrir sur la terre, car il ne devait surtout pas être enterré pour éviter de souiller celle-ci. Unoka serait dans nos termes actuels, un homme sensible et indolent, mais quelle infamie, du moins pour Okonkwo et son clan, de porter ces attributs en ces temps-là! Mais ceci est un débat pour un autre jour.
Okonkwo, dégouté autant de la vie que de la mort de son père, s’est juré d’être tout le contraire et il y est parvenu. De tout Umuofia et des villages voisins, il était le plus grand guerrier. Il détenait un vaste domaine, plusieurs femmes qui lui avaient donné plusieurs enfants, de grandes étendues de terres où l’igname et d’autres cultures poussaient à foison. Okonkwo avait réussi partout où son père avait échoué. Il avait obtenu des titres convoités dans la communauté, sa parole était écoutée et respectée, et c’était un secret de polichinelle qu’il faisait partie des egwugwu ou corps terrestres que les ancêtres habitaient à des occasions particulières.
Chinua Achebe nous fait remonter dans le temps et nous expose à des coutumes presqu’oubliées à notre temps. Si des valeurs telles que l’ardeur au travail, l’intégrité, l’hospitalité, la préservation des liens de parenté, le respect des aînés, des ancêtres et de la Terre sont superbement illustrées; des traditions comme la scarification de certains mort-nés ou la suppression de jumeaux à la naissance sont aussi explicitement dépeintes.
On en est à une période difficile pour Okonkwo quand le Monde s’effondre. Son zèle et sa force naturelle lui ont causé de commettre un crime femelle, donc involontaire, et d’être exclu du clan pendant sept ans. Il a alors trouvé refuge loin, dans le clan de sa mère. Tout au réaménagement de sa nouvelle vie, Okonkwo reçoit des nouvelles inquiétantes. Des hommes blancs sont arrivés dans les villages voisins et ont commis et fait commettre des atrocités. Ils ont apporté avec eux une nouvelle religion et des lois inconnues au peuple. Ils convertissent en grand nombre des membres de la communauté, en particulier les plus démunis ou les faibles d’esprit. Ils jugent selon leurs lois et méprisent les lois ancestrales. Le comble de l’ignominie est la conversion à cette religion de Nwoye, le fils aîné d’Okonkwo.
Après son exil de sept ans sur les terres de sa mère, Okonkwo revient avec sa famille à Umuofia. C’est là qu’il mesure l’ampleur des dégâts. Le colon blanc a installé des églises, une école et des comptoirs commerciaux. La nonchalance de son peuple face à ces envahisseurs l’horripile. Le peuple se veut accommodant et traite les étrangers avec déférence. Mais les étrangers en veulent plus. Mais les étrangers en font plus. Ils divisent les membres du même clan. Ils arrachent les enfants à leurs pères. Ils détournent les femmes de leurs époux. Ils poussent l’horreur à son summum en emprisonnant les chefs d’Umuofia et en exécutant les membres du clan lorsqu’ils le jugent nécessaire. Les sursauts de révolte du clan sont vite éteints par la peur de représailles des colons qui disposent d’armes beaucoup plus puissantes. Épris de haine et assoiffé de vengeance, Okonkwo commet un acte autant dévastateur pour lui que pour le clan.
Okonkwo a vécu comme un chef guerrier, craint et respecté. Un homme riche et fertile. Il a vécu une vie différente de celle de son père pour ne connaître qu’une fin similaire : mourir comme un chien et ne pas bénéficier des honneurs de dignes funérailles. C’est une symbolique magnifique que nous offre ici Chinua Achebe.
J’ai également trouvé de belles similitudes avec Ségou de Maryse Condé : La belle ironie du chef écouté par son peuple et dont le fils aîné se convertit à la religion de l’ennemi. L’arrivée du colon dans un peuple millénaire avec ses propres coutumes et traditions, et le dédain et mépris total de celui-ci pour cet héritage. Ce passage en particulier me fait penser à une célèbre bourde d’un certain politicien européen : « Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire ». L’arrogance est bien intemporelle !
Plusieurs peuples d’Afrique utilisent des expressions imagées pour exprimer des points importants ou pour faire passer des leçons ou messages forts. Le peuple Igbo d’Okonkwo en fait partie. Achebe nous gâte avec de merveilleux contes et des proverbes puissants. Parmi mes préférés figurent : « Un poussin qui deviendra un coq, ça se voit depuis l’enfance »; « Sur le dos de sa mère, un enfant ne sait pas si le chemin est long »; « Le feu est vivant, mais il ne donne que de la cendre froide et inerte » ou encore « Il ne faut jamais prendre rendez-vous avec un homme qui vient d’épouser une femme! ». Pourtant, le colon était exaspéré par ce qu’il considérait comme des litanies ou des paroles inutiles.
« Vous ne comprenez pas ma langue, comment voulez-vous comprendre mes coutumes? ».
Je termine avec cette belle conversation théologique entre un des missionnaires du colon et l’un des chefs du clan. Le premier soutient que les divinités du clan n’en sont pas puisqu’elles sont fabriquées de mains d’homme et n’ont par conséquent aucun pouvoir et aucune volonté. Ce à quoi le second répond que ces divinités ne sont que des représentants de l’Être suprême, Chukwu, adoré par les missionnaires eux-mêmes. Il n’y aurait donc qu’une seule divinité dont la volonté et le pouvoir se manifestent par ces sculptures, tout comme le Dieu des missionnaires, ou Chukwu, fait respecter sa volonté à travers cette Reine dont se vantent les colons, ainsi que les missionnaires ou autres auxiliaires qu’ils emploient à la tâche. On peut débattre du fond de la discussion, mais sur la forme, on ne peut qu’admirer le respect de deux antagonistes sur une question aussi sensible.
J’étais au collège ou au lycée lorsque j’ai lu ce livre pour la première fois. Je n’avais définitivement pas la maturité nécessaire pour le comprendre. De plus, l’évolution de la vie, les changements exogènes à notre existence ou ceux endogènes font voir l’œuvre d’un œil différent. Je le relirai certainement dans quelques années et je trouverai quelques pépites que je suis incapable de voir en ce moment. Et c’est là l’une des marques des grands romans. Ils sont intemporels !
Vous avez déjà lu le Monde s’effondre ? Qu’en avez-vous pensé ?
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