Les jours passent mais ne se ressemblent pas. Le chant matinal des oiseaux s’harmonisait aux battements de mon cœur. Je lisais dans la clarté du ciel la certitude d’un brillant avenir ; et les rayons du soleil apportaient à mon cœur la chaleur dont il avait manqué ces dix-huit dernières années.
Tout est différent aujourd’hui. Il s’agit du même ciel, du même soleil et des mêmes oiseaux ; mais chaque lever de jour maintenant semble me rire au nez en demandant comment j’ai pu un instant envisager des lendemains meilleurs.
Ces deux dernières semaines de vacances étaient censées être des moments d’infini bonheur avec ma fille. Nous avions fêté sa réussite au baccalauréat et plus récemment, son acceptation dans les universités de son choix au Canada et enfin son obtention imminente au visa étudiant. Toutes ces années de dur labeur, tous ces mois de préparation entre crainte et espoir tombent à l’eau parce qu’elle a décidé de poursuivre une idylle sans avenir. J’avais pourtant essayé de l’en dissuader, mais la jeunesse a horreur des conseils bien intentionnés. J’en sais quelque chose, j’ai été jeune et aveugle dans un passé proche.
J’étais en année de licence lorsque j’ai rencontré Malick. Oh, c’était l’âge des passions déferlantes et des certitudes bancales. Malick était cet étranger exotique, ignorant des coutumes locales et donc complètement détaché des habitudes des jeunes qui m’entouraient. Il était venu de la Guinée pour ses études en Côte d’Ivoire et s’étonnait de l’indélicatesse avec laquelle les hommes traitaient les femmes. Il était devenu mon ami et très rapidement m’avait proposé de l’épouser. Je ne pouvais pas rêver mieux. J’ai aimé Malick aussi ardemment qu’il est possible d’aimer un être humain. Il avait cette présence rassurante, cette aura qui vous fait vous sentir en sécurité même quand le monde autour de vous est en ébullition. Il n’a pas tenu compte du fait que j’étais d’une autre religion pour se décider à m’épouser.
Mes parents n’y virent aucun inconvénient mais les siens avaient de grandes réticences. Ils craignaient que les différences religieuses et culturelles affectent leur fils, et plus tard les enfants qui naîtraient de notre union. Malick entreprit de les convaincre et fit le voyage vers la Guinée pour les rassurer et calmer leurs peurs. Ce fut son dernier voyage. Le bus qui l’y emmenait fut impliqué dans un accident et Malick fut parmi les sept personnes qui n’y survécurent pas.
Aucun mot ne décrira jamais assez bien mon déchirement. J’ai littéralement senti mon cœur s’émietter et mes forces m’abandonner. Je fus internée pour dépression clinique et pendant un moment, j’ai envisagé de laisser tomber mon rêve de devenir avocate.
Le temps n’efface pas les douleurs mais atténue leur intensité. Avec une force surhumaine, j’ai pris sur moi de réapprendre à vivre et attendre le meilleur du destin. Je cherchais en chaque homme qui me courtisait un bout de Malick ou quoi que ce fut qui lui ressemblerait. Je l’ai trouvé en Omar, mon supérieur au cabinet d’avocat où j’effectuais mon stage. Il avait quelque chose de ce calme et cette prévenance que je n’avais trouvé qu’en Malick. Je me suis tellement accrochée à ce fragment d’ombre de souvenir que je ne n’ai pas fait attention aux signaux d’alarme qui me hurlaient de m’enfuir de cette relation.
J’entends souvent dire que tous les hommes sont les mêmes mais ce n’est pas vrai. Omar n’était pas Malick et Malick n’était pas Omar. Il n’avait pas la même pudeur et la même patience quant à ses pulsions. Ma peur de perdre à nouveau l’homme que j’aimais m’a poussée à baisser la garde et accepter ce qu’il me demandait. Pourtant, lorsque le fruit de sa demande a germé dans mon abdomen, il m’a lancé sans détour que cet enfant ne lui appartenait pas et que sa famille n’accepterait jamais qu’il épouse une femme d’une religion différente de la sienne.
Alors pendant dix-huit ans, j’ai élevé ma fille seule. Je lui ai donné mon nom de famille et me suis démenée pour lui offrir les meilleures écoles et une éducation irréprochable. La voir obtenir son baccalauréat avec la mention « Bien » était le plus cadeau qu’elle pouvait m’offrir. Pourtant quelques semaines plus tard, lorsque j’ai vu ce garçon, lui aussi nommé Omar, venir fréquemment à la maison, mon cœur de maman me lançait des signaux d’alarme.
J’ai tenté par la manière douce puis par une main de fer d’empêcher cette amitié. Qu’avait un homme de vingt-cinq ans à essayer de nouer une amitié avec un enfant d’à peine dix-huit ans ? J’ai pensé que ma méthode fonctionnait. J’ignorais que ma fille avait plus d’un tour dans son sac et qu’elle défierait mon ordre de ne plus voir cet homme. La jeunesse a ce quelque chose d’impétueux et pense à tort que la volonté de leurs aînés est de les priver d’amour et de liberté.
Je n’ai pas quatre paires d’yeux. Je ne peux pas tout voir ou tout contrôler tout le temps. Je travaille comme une forcenée à mon cabinet d’avocat pour donner le meilleur à ma fille, je me suis même fermée à toute relation amoureuse pour que rien ni personne ne se mette en travers de ma relation avec ma fille. Je pensais avoir établi une relation d’amitié et de confiance assez solide avec elle pour que ce genre d’événement ne se produise pas.
La gifler ou lui mettre une raclée dans le bureau du médecin n’était que l’expression du torrent de larmes qui déferlait dans mon cœur. J’ai vu l’expression livide sur son visage lorsque la femme d’Omar nous a ouvert la porte ce jour fatidique, et mon instinct de protectrice a pris le dessus. Je sais par François qu’Omar a repris une année d’études à Londres et n’a qu’une seule chance avant son expulsion de son école.
Ses études sont financées par une bourse de l’État de Côte d’Ivoire et il se trouve que mon cabinet d’avocat a comme clients de nombreux administrateurs du ministère en charge des études supérieures. Je sais aussi par François qu’Omar ne travaille pas et qu’il utilise une part substantielle de sa bourse d’études pour financer son train de vie et les noces pompeuses qu’il est venu célébrer à Abidjan.
Si Melissa ne va pas à Montréal, Omar n’ira pas à Londres. Je me suis assurée que les administrateurs de la bourse évoquent mon nom lorsqu’il cherchera à comprendre pourquoi sa bourse a été annulée.
Oh, j’attends impatiemment qu’il se ramène chez moi avec ses parents supplier mon pardon et mon intervention. Ce jour-là, plus aucun Omar ne servira et mon cœur connaîtra enfin le repos.
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