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Ségou, « Les murailles de terre »

Writer's picture: Maeva DoumbiaMaeva Doumbia

Updated: Aug 17, 2023

Nous sommes au XVIIIe siècle. Dousika Traoré noble Bambara, est un homme fort apprécié du Mansa Mozon Diarra et siégeant à son Conseil à la Cour royale. C’est une période trouble. Un homme blanc a été aperçu sur la rive du fleuve Joliba. Un homme blanc ?! Est-ce un esprit ? L’annonce d’un bouleversement futur ? Les langues délient toutes les inquiétudes pendant le Conseil. L’apparition de ce blanc ne peut être de bon augure. Le tuer et subir des représailles ? Le laisser vivre en prenant le risque que des milliers d’autres comme lui poussent de terre ? Les spéculations vont bon train et les esprits s’échauffent.


Alors que la situation est brûlante en dehors des murs du palais royal, des cœurs lugubres œuvrent à l’intérieur même du palais en vue de la destitution de Dousika Traoré, envié de ses compères en raison de sa proximité avec le Mansa.


Au milieu de ce capharnaüm, au moment même où l’homme blanc est aperçu, naît un nouveau garçon dans la cour de Dousika, un fils né de son commerce charnel avec une esclave peule, arrachée aux siens après un raid des Bambaras dans sa tribu.

Politiques et trahisons, alliances et désunions, spiritualité ou mysticisme, bienvenue dans les murailles de Ségou !


Dans ce premier tome « Les murailles de terre », Maryse Condé nous emmène dans la famille de Dousika Traoré autour de laquelle s’articulent tous les changements profonds que connaîtront plusieurs régions de l’Afrique. Ces changements sont magnifiquement illustrés par les vies trépidantes de quatre fils de la famille Traoré.



Tiékoro Traoré


Non seulement les blancs débarquent dans la région, d’abord sous couvert d’explorateurs mais très rapidement, comme trafiquants négriers, et l’Islam d’abord pratiqué par les Maures et Toucouleurs, fait son introduction à Ségou entre autres par le biais des Somonos, ethnie de pêcheurs vivant en parfaite harmonie avec les Bambaras.

Qui aurait cru qu’une famille noble comme celle des Traoré porterait en son sein un traître de la pire espèce ? Renier Faro et les autres dieux du panthéon Bambara pour adopter une religion où est prônée l’unicité de Dieu et la chasteté ? Et quel plus grand drame que ce traître soit le premier né de la famille de Dousika ?


Dousika, après mille et un complots de ses ennemis est destitué de la Cour et ce, peu après la conversion à l’islam de son fils, Tiékoro Traoré. Tiékoro est un garçon vif mais sensible. Il entend un homme appeler à la prière dans la mosquée des Somonos et sent que cet appel vient le chercher personnellement. Lui, noble Bambara se met à secrètement fréquenter ce lieu de culte et cache sa conversion à ses parents jusqu’à ce que le pot-aux-roses soit découvert.


Porté par sa foi et le désir de s’instruire davantage, il décide de quitter la belle Ségou pour s’aventurer dans l’hostile Tombouctou. En parcourant la vie de Tiékoro, on découvre l’entrée de l’Islam dans l’actuel Mali en général et chez les Bambaras en particulier. Les tractations politiques, les actes de foi sincères ou factices. On comprend que les populations ajoutaient à leurs prénoms traditionnels, des noms à consonance arabe. Tiékoro signifie littéralement « viel homme » en Bambara. Ce prénom attribué à un garçon signifie qu’il est le garçon aîné de la famille. En se convertissant à l’islam, Tiékoro choisit le nom Omar et sera connu plus tard sous le nom d’El Hadj Omar Traoré après son pèlerinage à la Mecque. Son personnage nous emmènera à la rencontre de personnages réels tels qu’El Hadj Omar Tall, fondateur de l’empire Toucouleur, ainsi que son fils Ahmad qui assurera la relève. Maryse Condé nous ouvre une magnifique fenêtre sur les conquêtes de ces hommes, les rivalités entre Toucouleurs et Peuls, entre Peuls et Bamabaras, entre Bamabaras et Toucouleurs. Nous voyageons dans l’actuel Mali et découvrons outre son histoire, sa géographie et sa géopolitique.


Autant Tiékoro apparaît élevé dans les sphères de la spiritualité, autant il baigne dans une immense couardise en ce qui concerne ses amours. Comme tous les Bambaras, il est un homme à femmes, et il enchaîne les frasques amoureuses. S’il faut retenir autre chose de cet homme qui deviendra un saint à la fin du livre, c’est l’horrible lâcheté de faire face à ses amours véritables sous couvert d’un hypocrite attachement à la noblesse. Comment finira-t-il sa vie ? Quels souvenirs, quels héritages laissera-t-il derrière lui ? Lui, le Bambara musulman, le renégat des traditions ancestrales.


Siga Traoré


Siga est né de l’union de Dousika et d’une esclave Bambara. Siga est le fils de celle-qui-s’est-jetée-dans-le-puits. Sa mère s’est suicidée et l’enfant a été élevée par Nya, la baramuso, première femme de Dousika et mère de Tiékoro. Siga est l’enfant invisible, le fils de la suicidée, celui qui vit dans l’ombre de Tiékoro, adulé et chéri de tous. Amer et avide de vengeance, il dénonce la conversion de son frère en espérant que l’apostat sera sévèrement puni. Comble de l’ironie, il est envoyé comme compère de voyage avec son frère lors du voyage initiatique de ce dernier à Tombouctou. Très vite le fossé se creuse entre celui qui est accueilli comme élève et l’autre qui n’est que son ombre. Siga, désormais laissé à lui-même dans l’énigmatique Tombouctou, se fond dans la masse en se rasant la tête, se débarrassant d’une partie de ses taslimans et en adoptant le nom Ahmad. Contrairement à son frère, le changement de Siga n’est qu’externe. Il est fièrement et résolument attaché au culte de Pemba et Faro, divinités du panthéon Bambara. Dans l’impossibilité de retourner à Ségou, il se fait tour à tour ânier, commerçant et artisan lorsqu’il est envoyé par son patron en voyage pour y superviser ses affaires. Quelle déchéance pour un noble Bambara ! Commerçant ? Artisan ?! Ah, combien de fois les ancêtres se sont-ils exclamés d’horreur devant de tels bouleversements!


La vie de Siga nous permet de voir Tombouctou en dehors des cercles d’apprentissages religieux. On découvre les rues pittoresques de la ville, loin, bien loin des allées follement animées de Ségou, loin de la chaleur de ses gens et de la légèreté des cœurs. Son périple le conduit à Fès, au Maroc, ville guindée et au sommet de l’art et de l’érudition. Il fugue et revient à Ségou flanquée d’une marocaine comme épouse et se retrouve chef de famille après le décès de Dousika Traoré. En voilà un changement ! Le fils d’une esclave, à la tête d’une famille noble ? Siga restera attaché à ses divinités mais n’empêchera pas son épouse Maryam de donner une éducation islamique à leurs enfants. Il n’en a que faire. La maladie, la dépression et les problèmes familiaux le préoccupent davantage. Comment survivra Siga ? Guérira-t-il jamais du traumatisme qu’a causé le suicide de sa mère ? Quel accueil lui réservera sa famille sachant qu’il s’est fait artisan en déshonorant ainsi le nom Traoré ? Sera-t-il enfin libéré de l’ombre épaisse de Tiékoro ?



Naba Traoré


De tous les fils Traoré, Naba est certainement le plus sensible. Lors d’une partie de chasse avec son cousin Tiéfolo, il est capturé par des trafiquants d’esclaves, se retrouve esclave à Gorée sous le nom de Jean-Baptiste à travailler comme jardinier et finit par embarquer de son plein gré, en protégeant une femme, dans un bateau vers le Brésil.

Le Brésil est une terre qui se compose d’un ramassis d’hommes et de femmes noires arrachés à leurs terres. L’épouse de Naba, celle qu’il protégeait dans ce bateau de malheur, est une Yoruba originaire de l’actuel Bénin. Avant de devenir Romana da Cunha, elle portait le beau nom Ayodélé, signifiant « la joie est revenue à la maison ». Déracinés, les noirs subissent les assauts des leurs maîtres, embrassent leur religion et ploient sous l’immensité des travaux forcés. Des voix s’élèvent cependant. On apprend que les esclaves se sont révoltés tant qu’ils le pouvaient. À bout de guérillas ingénieusement préparées, de rebellions savamment organisées, d’âpres négociations, des milliers parmi eux réussissent à retourner dans leurs terres natales. Le fossé est immense et la vie n’est certainement plus la même, mais ils sont chez eux.


Naba, accusé de sorcellerie lorsqu’on découvre des scripts en langue arabe dans ses affaires, est soumis à un rude procès. Il est demeuré attaché à ses traditions sans en faire de zèle. L’esprit fin qu’il était n’apprenait l’arabe que par simple curiosité. Il est cependant trahi par un de siens. Qui peut donc en vouloir à une âme si pure, un homme si effacé ? Pourra-t-il échapper à la lourde sentence qui plane sur sa vie ? Réussira-t-il à reprendre la mer en sens inverse et rejoindre l’Afrique avec Ayodélé et leur petite famille ?


Malobali Traoré


Malobali est certainement l’un des personnages les plus emblématiques de ce livre en dehors de Tiékoro. Il est né de l’union de Dousika avec Sira une escale peule, ravie à son peuple. C’est lui le fameux fils qui naît le jour où l’homme blanc, qui n’est que Mungo Park, apparaît sur la rive du Joliba. Ceci ne peut être une coïncidence. L’apparition de cet homme blanc est le symbole de la dislocation lente du royaume Bambara; une succession d’événements tragiques dont la vie de Malobali n’est que le triste reflet. Tout métisse qu’il est, son sang est un mélange de deux peuples ennemis et son visage est une harmonie parfaite de tout ce qu’on peut trouver de beau chez ces deux peuples. L’enfant est excessivement beau. Il est aussi excessivement impétueux. Sa fougue, sa grande impatience, son refus de l’autorité, le mènent lui-aussi à quitter Ségou. Il se retrouve en pays Ashanti où il se fait mercenaire. Il commet d’innombrables exactions jusqu’au viol d’une jeune fille impubère avec un de ses compagnons. Fuyant la vindicte populaire et la justice du pays, il emprunte un bateau devant le mener vers plus de liberté. Il se réveille blessé, aux pieds de missionnaires qui le baptisent Samuel et qui l'emmènent au Bénin où il retrouvera étrangement une partie de sa famille.


Avec le périple de Malobali, on entre en pays Ashanti au Ghana, en pays Fon et Yoruba au Bénin. On rencontre Chacha Ajinakou, célèbre négrier Agouda. On fait connaissance avec ces derniers justement. Les Agoudas sont des esclaves revenus du Brésil. Le retour au Bénin ne les a pas fait revenir aux sources, bien au contraire. Ils gardent les noms d’emprunt européens, la religion, et s’organisent économiquement et socialement entre eux. Les Agoudas sont décrits comme prenant de haut les propres frères auxquels ils ont été arrachés des années auparavant. Exemple on ne peut plus parlant du syndrome de Stockholm.


L’esprit tourmenté de Malobali connaîtra-t-il la paix en pays Yoruba ? Qui sont les membres de sa famille qu’il y retrouve ? Retrouvera-t-il sa mère qui s’est enfuie, lui laissant une blessure immensément profonde ?


Les vies de ces quatre hommes ne sont pas seulement riches de leurs aventures périlleuses. Les soubresauts de leurs cœurs ont également jalonné les moindres étapes de leurs vies. Maryse Condé a accordé une grande place aux femmes dans ce livre. Au-delà de leur forte influence sur les hommes en général, et les Traoré en particulier, on peut y lire comment elles ont activement participé ou provoqué des révoltes et des changements profonds des sociétés de l’époque.


Il est impossible de résumer Ségou. Le livre est trop riche et diverse. C’est une formidable leçon d’histoire, un indiscutable chef d’œuvre romanesque. Maryse Condé a fait revivre des personnages clés de l’histoire autour d’une famille fictive. Elle m’a fait voyager et m’a fait découvrir la pluralité du Mali actuel, entre Dogons et Sarakolés, Malinkés et Bozos, Somonos, Peuls, Toucouleurs ou Maures. J’ai appris sur la culture, la tradition, la religion du peuple duquel je suis issue. J’ai appris sur l’arrivée des blancs en terre noire, leur invasion et infiltration sur les terres intérieures, les résistances et les trahisons, les alliances et mésalliances entre peuples. Elle m’a fait voyager au Sénégal, au Brésil, au Bénin et dans mille autres contrées. Histoire, culture, politique, conquête et spiritualité… Un océan de faits historiques.


Ségou n’est pas qu’un livre, c’est une infinie odyssée.


Le voyage continue dans le deuxième tome « La terre en miettes » avec les descendants de ces quatre fils Traoré dans l’époque post-esclavage. Assurez-vous de le poursuivre.


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